Raluca Anamaria Vida
L’Île mystérieuse – Insula misterioasă
comme paradigme du phénomène retraductif roumain dans le cas de Jules Verne
Préambule
Avant de nous lancer dans toute analyse « traductologique » de L’île mystérieuse de Jules Verne, il convient de préciser, dès le tout début, notre position vis-à-vis du rapport qu’un original entretient avec sa ou, selon le cas, ses traduction(s). Notre credo, qui va à la rencontre de celui d’un Walter Benjamin, avec son célébrissime déjà La Tache du traducteur, se fonde sur la prémisse que la survie d’une œuvre est assurée, à travers les siècles et différentes langues-cultures1, presque entièrement à travers ses multiples versions traductives. Cela ne veut nullement dire, bien entendu, que les études ou les rééditions publiées dans la langue-source2 ne sont pas essentielles pour la vie posthume d’un original, mais tout simplement que la place qu’il occupe dans le patrimoine littéraire universel, dans ce « Weltlitteratur » tant désiré et chéri par les romantiques allemands, est une conséquence directe de sa « carrière » en dehors de son univers linguistique initial.
Deuxièmement, nous avons choisi l’un des plus connu romans de Verne justement parce que sa popularité extraordinaire partout dans le monde est intimement liée au phénomène de la traduction, voire de la retraduction3. Au moins en ce qui concerne le roumain – car c’est dans l’espace culturel, littéraire et idéologique de cet idiome que nous analyserons son parcours jusqu’à présent – L’île mystérieuse a dû son succès auprès des jeunes, mais aussi des lecteurs plus âgés, grâce à la reprise constante du processus traductif en fonction de la mode littéraire mais aussi, pendant la période communiste, de celle idéologique (si nous pouvons encore parler « mode » à propos du communisme !). Aussi se fait-il que ce roman étalon pour les Aventures extraordinaires a enregistré, jusqu’à présent, un nombre de cinq versions roumaines différentes, les rééditions mises à part, dans un laps de temps assez court, d’à peu près un siècle. Ceci est d’autant plus notable que la langue littéraire roumaine, portée à sa maturité traductive par le poète Mihai Eminescu dès la seconde moitié du XIXe siècle, donc bien avant la première traduction roumaine du roman vernien, n’a plus subi des changements radicaux, qui auraient entraîné de nouvelles variantes comme condition sine qua non de la survie du roman auprès du public roumain.
En ce qui concerne les différentes variantes disponibles en roumain de L’île mystérieuse, il nous a paru que le panorama traductif – et, nous verrons plus tard pourquoi, retraductif – de ce roman illustre parfaitement la problématique qu’enregistre toute traduction des romans verniens, dans le sens que son parcours (à travers les différents changements extra-littéraires surtout) est exemplaire pour la plupart des autres romans qui composent l’œuvre de Jules Verne.
A côté de cet aspect objectif du phénomène retraductif, qui relève plutôt de variables situées en dehors de la vie littéraire (les idéologies, les contraintes d’ordre politique, les événements historiques bouleversants qui, à cause du changement d’attitude vis-à-vis de l’Autre, imposent la remise en question de tout « produit » d’emprunt venant de l’étranger), nous ne devons nullement ignorer le côté subjectif de toute traduction, celui qui tire de son anonymat le traducteur lui-même, avec ses motivations, ses ambitions et son rapport à l’original ainsi qu’à son auteur.
Il faut néanmoins mentionner, dès le tout début, que, dans le cas de L’île…, qui ne se propose pas d’inventer de nouveaux procédés ou d’engendrer un nouveau mouvement littéraire, cette partie subjective du processus traductif, qui renferme (comme c’est le cas, d’ailleurs, d’une œuvre originale !) à la fois talent, esprit créateur, novateur, voire visionnaire, cède plutôt, au moins à une première vue, le devant de la scène au profit de questions concernant l’exactitude des données scientifiques et la manière dont elles peuvent ou non menacer d’éventuels mensonges pseudo-rigoureux dictés par un régime politique.
Le panorama (re)traductif des cinq versions roumaines de L’île mystérieuse. Spécificité et nécessité des retraductions.
L’itinéraire des traductions verniennes dans le pays du Château dans les Carpathes est donc au moins sinueux, et les nombreuses difficultés enregistrées au niveau du processus traductif relèvent, à un premier niveau, du caractère particulier de l’original. Il s’agit, grosso modo, d’une histoire d’aventures, où se mêlent indistinctement questions sociologiques – le cas de Nab et de sa « négritude », pour employer un terme cher à nombre de chercheurs en sociologie – ou biologiques – voir le fameux fragment sut les « lithodomes »4, auxquelles s’ajoute le problème des nombreux termes relevant du monde des marins ou celui des noms anglais, qui donnent parfois l’impression qu’il s’agit d’une histoire écrite à l’origine entièrement en anglais.
Sur tout ceci il faut greffer, de l’autre « côté », de celui du pays et de la langue culture cible – le roumain -, la prise en considération inévitable du contexte historico-idéologique profondément changeant parfois d’une façon radicale – du dernier siècle, où les traductions verniennes ont enregistré un nombre impressionnant d’occurrences. Bien que ce problème des influences politiques et idéologiques semble hors de place dans le cas de l’œuvre vernienne, considérée pendant trop longtemps comme littérature d’évasion ou pour les jeunes, nous verrons que la censure communiste, par exemple, a fonctionné « avec succès » à tout niveau du roman.
Paru en 1875 et traduit seulement à quelques années de distance en Roumanie – dans la revue Familia – à laquelle nous n’avons malheureusement pas eu d’accès pour l’instant – , L’Ile mystérieuse est retraduit pour la première fois dans l’entre-deux-guerres. Pour ce qui est des éditions auxquelles nous avons eu effectivement accès, elles frappent par la diversité des questions qui se posent à cause de divers motifs, comme celui des occurrences religieuses, hardiment bannies des versions publiées pendant la période communiste et que nous analyserons en détail plus tard.
Il y a principalement cinq retraductions qui ont éveillé notre intérêt : la première date de 19375, dans la traduction de Ion Pas, et elle est parue en trois volumes–brochures illustrées, à l’exemple de l’original français, avec des reproductions de Jean Férat. La deuxième, publiée pour la première fois en 1953 – donc en plein essor communiste – à la Maison d’édition Tineretului, a été accomplie à quatre mains par Madeleine Samitica et Ioana Eşeanu, d’après l’original français publié à H. & Cie à Paris, en 1928.
Cette tendance de doubler l’autorité traductive, assez fréquente d’ailleurs dans le cas de la prose, trahit le souci d’exactitude et d’objectivité qu’éprouvent les traducteurs ou les éditeurs surtout dans le cas d’œuvres classiques, qui, en plus, ont déjà été traduites. A ce point intervient l’un des motifs pour lesquels les nouvelles variantes apparaissent à un laps de temps très court (une quinzaine d’années à peine!) après la traduction qui leur précède, étant donné qu’une explication relevant du vieillissement de la langue perd son importance. Bien que cette nouvelle retraduction puisse se justifier, bien entendu, par un changement dans le goût du public-cible, une telle prémisse est elle aussi assez peu plausible, puisqu’il s’agit à peu près de la même génération de lecteurs.
Il reste alors une seule « excuse » : si changement il y a, il est d’un autre ordre, extérieur au monde culturel et/ou littéraire… Il s’agit en effet d’une mutation radicale dans le domaine du pouvoir politique ! De ce point de vue également, le parcours retraductif de L’île… est représentatif. L’avènement du communisme en Roumanie a apporté avec lui la « nécessité » poignante, de la part des nouvelles autorités, de reconsidérer toute traduction ayant été élaborée avant 1945. Les motifs en étaient différents, mais il y avait toujours des constantes que personne ne peut – et ne doit – ignorer : primo, il s’agit de l’occultation des références religieuses, qui seront effacées quasi complètement du texte, même quand cela signifie tronquer parfois impardonnablement l’original. Secundo, on imposait un détournement idéologique favorable aux « credos » marxistes, voire soviétiques. (Significatif, de ce point de vue, est la conversion quasi grotesque, via la retraduction, du Discours de la méthode de Descartes, dans un ouvrage annonciateur de la doctrine anti-bourgeoise et anti-impérialiste).
A propos des occurrences religieuses, la retraduction publiée en 1953, donc en pleine « renaissance » communiste, trahit, lors de la confrontation avec l’original, mais aussi avec les autres retraductions disponibles, des suppressions imposées dans des fragments totalement dépourvus de « propagande chrétienne », pour ainsi dire, mais qui pèchent par la seule présence de mots rappelant l’intervention divine dans la vie quotidienne des naufragés atterris sur l’île Lincoln.
Dans le chapitre IV de la première partie, lorsque les héros découvrent que « la terre elle-même[…] paraissait fertile, agréable dans ses aspects…»6 (1928 : 48), le jeune Harbert, « dont le cœur pieux était plein de reconnaissance pour l’Auteur de toutes choses» (ibid.), répond à la remarque de Pencroff, « Cela est heureux, […] et, dans notre malheur, il faut en remercier la Providence » par un tout innocent « Dieu soit donc loué ! ». Ceci semble pourtant donner lieu, dans la retraduction de 1953, à un « oubli » volontaire – que nous soupçonnons d’être imposé via l’éditeur-censeur –, oubli qui raccourcit considérablement le texte de départ : Bine că e şi aşa, spuse Pencroff. – Desigur, răspunse Harbert. (1953 : 50). Dans la version de 1979, par contre, on retrouve l’original, quoique partiellement : « Asta-i bine […] şi, în pofida nenorocirii noastre, trebuie să-i mulţumim Providenţei. – Slavă Cerului! răspunse Harbert, al cărui suflet era plin de recunoştinţă » (1979 : 43). On voit que la hantise de la censure était affaiblie une vingtaine d’années plus tard, malgré la censure communiste et bien que la supression de « l’Auteur de toutes choses » (le texte roumain s’arrête juste avant, le complément étant tout droit effacé) soit toutefois emblématique pour cette tendance dangereuse de laïcisation de tout original étranger à son passage en roumain.
Parlant de l’éventuelle disparition définitive de Cyrus Smith, dans le chapitre V, Pencroff répond à la question de Harbert, « Est-ce que tu désespères de le revoir jamais ? » par un « Dieu m’en garde ! » (1928 : 51) qui sera rigoureusement traduit en 19797, mais qui, réduit à un simple « Nu »8, ne retient plus rien de l’expression à fonction purement phatique de l’original français.
Il en est de même dans tous les cas où l’innocente « Providence » se glisse dans le texte vernien. À la fin du roman, lorsque le capitaine Nemo meurt entouré par les naufragés, Cyrus Smith, « élevant la main au-dessus de la tête du mort » (1928 : 623) – geste typiquement chrétien – , ajoute : « Que Dieu ait son âme ! », puis « Prions pour celui que nous avons perdu !». Seulement la première phrase paraît en 1953, sous la forme d’une remarque typique en roumain dans de telles occasions, et qui résout apparemment le problème justement par le fait qu’elle est parfaitement dépourvue de toute allusion religieuse : « Odihneşte-te în pace ! »9 (1953 : 603). En plus, le changement de personne (de la troisième en français à la deuxième en roumain) entraîne une modification radicale du rapport des personnages à toute entité qui se trouve en dehors de leur aventure. Aussi le rapport à l’Autre, soit-il divin ou tout simplement étranger, est-il condamné et cette attitude d’isolement, présente dans le texte à un niveau apparemment insignifiant, trahit en effet toute une philosophie de l’isolement emblématique de la période communiste en Roumanie.
En 1937, cela était traduit par « Primească-i Dumnezeu sufletul! », et « Să ne rugăm pentru cel pierdut! » (1937 : 107), en parfaite concordance avec l’original. Dans la deuxième retraduction accomplie pendant l’époque communiste, nous avons retrouvé la même « prudence » quant à la présence divine dans la traduction, mais les traducteurs, Veronica et Ion Mihăileanu, essaient, au moins, de ne pas tronquer si radicalement le texte, mais plutôt de trouver des remplacements acceptables du point de vue du respect envers l’original : « Fie-i sufletul împăcat!10 […] Să ne rugăm pentru cel pe care l-am pierdut! » (1979 : 229). Quoique l’équivalence préférée soit, à l’exemple de celle de 1953, elle aussi à la fois extrêmement fréquente dans l’espace culturel roumain et dépourvue de références divines, la préservation de la troisième personne du sujet est salutaire, puisqu’elle se conjugue à la présence de « l’âme » en tant que centre phrastique pour une fidélité accrue, dans le mesure du possible, envers la phrase originale. On peut rencontrer un retour à la « normalité » – dans le sens d’exactitude! – traductive dans la dernière retraduction, publiée en 2003 : « Dumnezeu să-i primească sufletul!11 […] Să ne rugăm pentru cel pe care l-am pierdut! » (2003 : 388).
En ce qui concerne la deuxième question poignante qui détourne la retraduction de 1953, que nous oserions traiter tout droit de « communiste », notamment celle de l’insertion abusive, dans le paratexte, de l’idéologie soviétique, les exemples les plus éloquents se trouvent dans les notes du traducteur et de l’éditeur repérées dans les chapitres XXI de la Première Partie et XI de la Deuxième. Ces notes, surtout celles de l’éditeur-censeur, sont d’ailleurs extrêmement fréquentes dans les traductions publiées dans cette période, témoignant, de la sorte, du contrôle absolu pratiqué malgré tout, surtout lorsque le corps du texte ne pouvait pas supporter l’insertion de diverses préceptes communistes sans devenir tout droit ridicule ou suspectement propagandiste.
Lorsque Cyrus Smith dit, à propos de l’avenir de notre planète, que « Peut-être, alors, notre sphéroïde se reposera-t-il et se refera-t-il dans la mort pour ressusciter un jour dans des conditions supérieures ! » (1928 : 277), la traduction, bien qu’assez fidèle (« Atunci, globul nostru se va odihni, refăcându-se pentru a învia într’o zi în condiţii mai bune » (1953 : 218)) est accompagnée par une note en bas de page appartenant à l’éditeur : «Această teorie nu corespunde cu ultimele date ale ştiinţei moderne. După teoria cosmogonică a acad. sovietic O.S. Schmidt, planetele şi pământul s-au format acum câteva miliarde de ani prin reunirea unor particule reci şi gaze, care se găseau atunci în preajma soarelui. […] Pământul îşi va continua miliarde şi miliarde de ani drumul său în jurul soarelui, până ce acesta, după multe miliarde de ani, îşi va epuiza sursele energiei atomice, care sunt la originea căldurii şi luminii sale. (N.R.) »12. A une approche plus attentive, on se rend, en plus, compte du fait que la langue de bois spécifique au jargon pseudo scientifique socialiste, ainsi que la répétition fâcheuse de «miliarde» (quatre fois dans un paragraphe !) s’efforcent de démontrer l’infinité de l’univers dans des termes qui frisent le ridicule et qui gâchent irrémédiablement la traduction à laquelle on a affaire. Cela d’autant plus que ni Cyrus Smith, ni Jules Verne ne s’étaient nullement proposés de résoudre le mystère de l’univers (il ne faut pas ignorer le « peut-être » prudent de l’original !).
Dans le chapitre XI, la N.d.T. est tout simplement… hilaire! A propos des ressources naturelles des Etats Unis, on apprend, via l’un des personnages, que « Les gisements sont encore considérables, et les cent mille ouvriers qui leur arrachent annuellement cent millions de quintaux métriques ne sont pas près de les avoir épuisés ! » (1928 : 342). La traduction du fragment, « Zăcămintele de cărbuni sunt încă foarte mari, astfel că cei o sută de mii de muncitori care scot anual o sută de chintale metrice, nu le-au epuizat nici pe departe ! » (1953 : 342), mis à part le fait qu’elle opère un étoffement explicatif (« Zăcămintele de cărbuni »13), redevable sans doute au zèle éclaireur du traducteur, est accompagnée par une note qui explique qu’il s’agit en effet de « o sută de mii de muncitori în epoca de la 1870, şi, desigur, vorbind numai de America de Nord (N.T.) »14, suggérant donc implicitement que le nombre d’ouvriers roumains, voire soviétiques, est beaucoup plus grand au moment de la publication de la traduction. Il est inutile de signaler qu’une telle violation flagrante du pacte mimétique (rappeler au public qu’il appartient bel et bien à une autre époque que celle de l’action et de la publication de l’original), bien qu’exilée en bas de page, rompt la fluidité du récit et ignore la composition du roman telle que Verne l’a conçue.
Un autre phénomène intéressant, relevant toujours des données objectives qui entourent l’élaboration d’une retraduction, intervient à ce point de l’aventure retraductive de l’Ile mystérieuse. La version dont nous venons de parler est republiée deux fois dans les années suivantes, notamment en 1956 et en 1959. Ce qui est à signaler, c’est le fait que le nombre de traducteurs est réduit à un seul, Madeleine Samitica, la traduction restant identique à celle initiale ! Sans avoir réussi à identifier ce qu’est effectivement arrivé à l’autre traducteur du tandem initial, nous pouvons avancer une hypothèse plausible et surtout conforme au climat dénoncé auparavant. Il arrivait assez souvent qu’un traducteur tombe en disgrâce à cause de divers motifs souvent obscurs, mais toujours d’ordre politique. Dans ce cas, la traduction en était toujours publiée, parfois sans même signaler son nom ! Dans notre cas, on a apparemment préféré de « radier» l’un des traducteurs et de présenter l’autre, le « privilégié », comme étant le seul à avoir accompli le travail traductif, et cela sans aucune notification. Il va sans dire que cette déviation déontologique, bien qu’elle n’altère pas la retraduction proprement dite, contrevient à tout équité quant au côté subjectif du processus traductif, le côté du respect accordé à un artisan déjà obscur par la nature même de son rôle d’intercesseur entre l’original et le public-cible.
Mais passons à la troisième retraduction, celle accomplie toujours en couple, Veronica Mihaileanu et Ion Mihăileanu, et publiée dans la fameuse « collection à couverture jaune » très en vogue à la fin des années 1970, que tous les Roumains connaissent, même si seulement de vue. Cette collection, qui réunit la grande majorité des Aventures extraordinaires (quarante titres, dont certains traduits pour la première fois), a bénéficié d’un succès énorme auprès du grand public pendant plus d’une décennie.
« De nos jour il paraît incroyable de faire sortir un livre en plus de 200.000 exemplaires et de ne pas pouvoir en sortir plus seulement à cause du manque de papier», affirme Gheorghe Zarafu, ancien rédacteur en chef de la Maison d’Edition Ion Creangă, qui a publié la collection. « Tous les quarante titres parus dans cette série proviennent de traductions qu’on a accompli d’après d’anciennes éditions françaises, parues à Nastan avant 1900. Il est extraordinaire que nous ayons pu illustrer les éditions Ion Creangă d’après les lithographies originales françaises, et tout ceci a commencé du désir d’éviter le paiement des droits d’auteur, au cas où nous avions collaboré avec des maisons d’édition contemporaines » confesse le même Zarafu15. Tout ce panorama fait de la troisième retraduction un travail de référence, toujours abordable en tant que version fidèle et soignée (voir les lithographies reproduites!) de l’original français.
Nous avons déjà pu constater que, même du point de vue de la censure imposée par les éditeurs, la troisième retraduction bénéficie d’une liberté infiniment plus grande que son homologue de 1953. Il est vrai, d’une autre part, que les traducteurs semblent avoir été beaucoup plus habiles en ce qui concerne les allusions religieuses (voir les exemples en dessus), mais aussi plus fidèles à l’esprit, mais aussi à la lettre de l’original. En plus, les notes ridicules insérées dans la retraduction précédente disparaissent complètement, ce qui fait qu’on l’a republiée après la chute du communisme, en 1997 aux Ed. David, de Bucarest et Litera, de Chişinău sans y apporter aucune modification, de quelque nature qu’elle soit. Cette réédition est symptomatique pour la qualité incontestable de la traduction, mais aussi pour le fait que les solutions trouvées aux difficultés rencontrées sont encore difficilement surpassables en qualité.
Pour ne donner qu’un exemple illustratif, nous nous sommes décidée d’analyser contrastivement les traductions du titre du chapitre Ier de la Deuxième Partie disponibles jusqu’en 1979 : « A propos du grain de plomb. – La construction d’une pirogue. – Les chasses. – Au sommet d’un kauri. – Rien qui atteste la présence de l’homme. – Une pêche de Nab et d’Harbert. – Tortue retournée. – Tortue disparue. – Explication de Cyrus Smith. (1928 : 299) ». Le titre a été successivement traduit par :
În jurul grăuntelui de plumb. – Construirea unei plute. – Vânătoarea. – Nimic nu dovedeşte prezenţa omului. – Nab şi Harbert pescuesc. – Broasca ţestoasă se iveşte. – Broasca ţestoasă dispare. – Lămuririle lui Cyrus Smith. (1937 : II, 3)
Unde e vorba de alice. Construirea unei bărci. Vânătorile. În vârful unui conifer uriaş. Nimic care să ateste prezenţa omului. Nab şi Harbert pescu(i)esc. Apare o broască ţestoasă. Broasca ţestoasă dispare. Explicaţiile lui Cyrus Smith. (1956 : 235)
Apropo de alică. Construirea unei pirogi. Vânătorile. Pe vârful unui “kauri”. Nimic care să dovedească prezenţa omului. Nab şi Harbert la pescuit. O broască ţestoasă întoarsă pe spate. Explicaţia lui Cyrus Smith (1979 : 220)
Même à un premier abord, on peut constater que, mis à part le fait qu’on y traduit littéralement, donc incorrectement, « grain de plomb » par « grăunte de plumb », la première variante opère un changement hypéronymique en équivalant « pirogue » avec « plută » (train de bois), qui apparaît explicitement, d’ailleurs, dans l’original français, dans le titre du chapitre IV de la Première Partie (1928 : 36). Il en est de même avec la retraduction de 1953, qui propose « barcă » (barque) comme le correspondant roumain du même mot. La pirogue est, en effet, à mi-chemin entre la barque et la flotte, mais le plus important est son origine caraïbe (cf. Le Petit Robert), qui montre que le souci principal de Verne a été de recréer une couleur locale spécifique pour l’île Lincoln et pour son univers exotique. C’est seulement la troisième variante qui (prop)ose un calque heureux, « pirogă », déjà disponible, d’ailleurs, en tant que néologisme en roumain.
Plus encore, la traduction de « Tortue renversée » par « O broască ţestoasă întoarsă pe spate » montre que la lecture attentive de l’original, condition sine qua non de la réussite traductive, semble être un attribut exclusif de la dernière retraduction, puisque, à consulter attentivement le chapitre qui porte le titre en question, on se rend compte que le contexte narratif offre la solution adéquate pour la traduction fidèle du participe : il s’agit effectivement d’une tortue que Nab et Harbert trouvent sur la plage et qui, malgré son impossibilité de revenir à une position normale, disparaît quand même lorsque les deux retournent pour la capturer (l’énigme est résolue par Smith, comme promis dans le titre, qui explique que le flux a aidé l’animal à s’échapper). Les deux autres versions traduisent le participe sans se rendre compte du polysémantisme du verbe en question (retourner : I renverser, II aller au lieu d’où l’on est venu), en en retenant et traduisant le deuxième sens.
La quatrième retraduction – bien que, nous le verrons, elle ne mérite guère ce nom ! – est celle de Mircea Valetado, parue en 1993 à Bucarest, à la Maison d’édition OCTOPODIUM, et traduite – premier indice!!! – « d’après l’original paru aux ed. . H. & Cie, Paris, 1928 »16, comme c’était le cas de la traduction de M. Samitica et de I. Eşeanu. Il s’agit, aussi impossible que cela paraisse, d’un plagiat traductif pur et simple, qui se permet de reproduire quasi complètement la traduction de 1953. Encore une fois, ce genre d’attitude condamnable, mais jamais dénoncée, illustre parfaitement une autre tendance de la mode traductive roumaine d’après la révolution de 1989. L’apparition d’un nombre impressionnant de maisons d’édition obscures et bénéficiant d’un budget restreint, mais avec des ambitions démesurées, a conduit à ce phénomène parce que celles-ci ne pouvaient nullement se permettre de payer pour les droits de traducteur d’une version consacrée, comme celle de 1979. On ne pouvait pas non plus plagier une traduction trop proche récente ou trop connue, et le résultat en est grotesque : ledit Mircea Valetado (s’il existe !) s’est contenté de faire appel donc à une version plus ou moins bannie de la scène littéraire post-décembriste à cause de sa corruption communiste, notamment celle de Madeleine Samitica.
Pour que son crime ne saute pas aux yeux, le traducteur – plagiaire recourt à une ruse méprisable : il choisit de changer uniquement la traduction des grands titres des trois parties composant le roman et, parfois et partiellement, des titres des chapitres, même quand la version initiale était meilleure que ses trouvailles – alibi. De la sorte, Les naufragés de l’air devient, de Naufragiatii văzduhului (1953), Naufragiatii din aer (1993), traduction inexacte, d’ailleurs, puisque le nom au génitif, marqué par la présence de la préposition « de », est traduit en tant que locution adverbiale de lieu, correspondant plutôt à la préposition « dans + nom ». La deuxième partie, L’abandonné, traduite fidèlement en 1953, est rendue par Condamnatul (Le condamné), variante qui ne s’explique ni par une éventuelle polysémie du nom en question, ni par une interprétation courageuse due à une lecture créatrice du texte original. Mais il s’avère que, en fin de compte, même cet effort minimal semble trop « fatiguant » pour notre copiste, qui finit par laisser la traduction du titre de la Troisième partie intact : Le secret de l’île vs. Taina insulei (1953, 1993).
On pourrait rétorquer, bien entendu, que, puisqu’il s’agit d’un seul original, il arrive souvent que les traducteurs tombent sur les mêmes options traductives, mais ceci arrive dans une proportion moins impressionnante qu’on ne le soupçonne, justement à cause de cet ingrédient précieux que nous appellerons subjectivité recréatrice du traducteur. Quand on rencontre des « coïncidences » qui s’étendent sur des centaines de pages, on ne peut pas ne pas douter de la légitimité d’une des versions. Dans le cas du titre du chapitre que nous avons déjà traité (le Ier de la Deuxième Partie), la « variante » de Valetado n’est, en effet, qu’un fac-similé de celle de Samitica, avec une seule modification (l’ajout d’une lettre !) due à un phénomène de changement phonétique du roumain de la deuxième moitié du XXe siècle :
Unde e vorba de alice. Construirea unei bărci. Vânătorile. În vârful unui conifer uriaş. Nimic care să ateste prezenţa omului. Nab şi Harbert pescuesc. Apare o broască ţestoasă. Broasca ţestoasă dispare. Explicaţiile lui Cyrus Smith (1953 : 235).
vs
Unde e vorba de alice. Construirea unei bărci. Vânătorile. În vârful unui conifer uriaş. Nimic care să ateste prezenţa omului. Nab şi Harbert pescuiesc. Apare o broască ţestoasă. Broasca ţestoasă dispare. Explicaţiile lui Cyrus Smith. (1993 : 203).17
Tout commentaire est frappé d’interdit. Pour aller encore plus incroyablement loin, Valetado reproduit même la note du traducteur – reconnue universellement comme la seule « signature » du traducteur visible dans le (para)texte – concernant les gisements de charbon, que nous avions dénoncée justement comme un signe incontestable de la ridicule censure communiste : « O sută de mii de muncitori în epoca de la 1870, şi, desigur, vorbind numai de America de Nord (N.T.) (1993 : 296).
Après ce simulacre de retraduction, la cinquième version est comme une véritable bouée de sauvetage. Bien que la traduction consacrée, pour ainsi dire, ait été republiée à quatre années de distance du lamentable échec de 1993, sans doute y avait-il besoin d’un renouvellement qui ressuscite l’intérêt du public vis-à-vis du roman vernien, et seulement une retraduction véritablement accomplie après la chute du communisme aurait pu le faire, par une réévaluation du texte surtout du point de vue des occultations d’ordre religieux. C’est ce qui arrive en 2003, avec la version de Manuela Coravu, parue à Bucarest (Corint) il y a deux ans.
Le fragment décrivant la mort du capitaine Nemo, par exemple, est traduite fidèlement dans l’esprit de l’original, ne laissant de côté aucune référence religieuse essentielle pour reproduire l’atmosphère émouvante que le texte vernien avait réussi à créer : “ Cyrus Smith îşi ridică mâna deasupra capului mortului şi spuse: – Dumnezeu să-i primească sufletul! Apoi se întoarse spre prietenii lui şi adăugă : – Să ne rugăm pentru cel pe care l-am pierdut! (2003 : 388). Comme on peut aisément remarquer, Dieu n’est plus “ banni ” de la scène, et l’acte de la prière est décrit suivant de très près le texte français.
Mis à part ce retour salutaire aux origines françaises (sic !) de l’Ile mystérieuse, trop souvent roumanisée à cause de la foule de raisons qui relevaient de tout sauf du texte proprement dit, la nouveauté de cette dernière édition, surtout par rapport aux retraductions post-révolutionnaires, est double : d’un côté, le texte est enrichi d’illustrations reproduites d’après les lithographies de J. Férat, ce qui marque, une fois de plus, un retour heureux au texte-source dans son entier. De l’autre côté, étant donné qu’elle a été publiée dans une collection de “ Bibliografie şcolară18 şi literatură universală ”, les notes du traducteur, du loin les plus abondantes de toutes les (re)traductions publiées jusqu’à présent, trahissent le souci ce dernier de rendre le texte vernien à la fois facile et instructif, mais aussi intéressant. Qu’il s’agisse d’explications d’ordre historique, biologique, scientifique, mais aussi linguistique, elles ne dérangent pas d’une façon impardonnable le texte de base, bien que, parfois, leur abondance alourdit la lecture surtout dans le cas du public visé – les jeunes – qui a tendance à les ignorer tout court.
Conclusion
Il est difficile de conclure une analyse de ce genre sur des considérations définitives quant à la qualité ou aux défauts d’une retraduction ou d’une autre. Notre intention a été, et nous espérons l’avoir montré pendant tout le parcours de la présente étude, de dénoncer, d’un côté, les fautes impardonnables imputables à des facteurs extérieurs au laboratoire de travail du traducteur, (les effacements, les altérations de contenu ou de forme dus au pouvoir politique ou aux bouleversements post-révolutionnaires) mais aussi, de l’autre côté, celles qui ont comme source directe le processus traductif lui-même (lecture fallacieuse, méconnaissance ou occultation de mots exotiques, plagiat).
Ceci dans un but précis : découvrir le pourquoi et le comment de la retraduction dans le cas de l’univers romanesque vernien original, qui reste, en fin de compte, l’unique référence lorsqu’il s’agit de rendre au public ce qui lui appartient de droit : une version de l’île mystérieuse, et, par extension, de tout roman vernien, aussi proche du texte français que possible. Il y a là une question de fidélité à l’auteur et à sa création, au public cible et à son époque, mais aussi à soi-même en tant que traducteur-intercesseur entre deux univers doublement éloignés, via la langue et via l’époque de la publication et de la réception des différentes versions d’un même original.
Il ne s’agit, par conséquent, nullement d’une opération de “ flicage ” – il ne faut pas oublier que nous avons salué d’une manière plus qu’enthousiaste les réussites traductives trouvées à tout niveau du texte – mais d’un désir de mettre au premier plan le Jules Verne que les Roumains, et tout public non-français, mérite de découvrir dans la plénitude de sa remarquable complexité et liberté d’esprit.
Notes
1. La dilatation du concept de « langue » à une multi-dimension ethnologique, voire anthropologique, appartient à H. Meschonnic (Pour la poétique II. Poétique de la traduction, Paris, Gallimard, 1973, p. 308).
2. Pour une simplification terminologique, nous avons choisi d’employer, dans la plupart des cas, les déterminants « -source » et « -cible », attachés aux divers concepts relevant, selon le cas, de la langue-culture de départ (c’est–à-dire de l’original) et celle d’arrivée (c’est–à-dire de la traduction).
3. Nous comprenons, par retraduction, toute version d’un texte-cible élaborée ultérieurement à une traduction déjà disponible dans une langue-culture-source donnée, à un moment donné de son évolution. En tant que processus, retraduire désigne l’opération par l’intermédiaire de laquelle on reprend un texte en langue étrangère déjà traduit et on choisit, par une multitude de raisons parfois déconcertantes, d’offrir au lecteur-cible une nouvelle version de ce dernier. Métaphysiquement parlant, la retraduction s’affirme comme la totalité, à la fois réelle et potentielle, des retraductions disponibles ou possibles dans une langue-culture-cible donnée. La valeur téléologique de la traduction est nettement différente de celle de la retraduction : la finalité de base de la première consiste, en fin de compte, à nous épargner de la lecture de l’original, tandis que la visée de la retraduction est régie et légitimée par des raisons objectives ou subjectives (de nature linguistique, stylistique, historique, idéologique, politique, etc.) issues du désir de renouveler ou de réévaluer le texte-source.
4. Voir le chapitre IV de la Première Partie du roman.
5. Jules Verne, Insula misterioasă, Bucureşti IV, Ed Cugetarea, P.C. Georgescu-Delafras, 1937.
6. Jules Verne, L’île mystérieuse, illustrée par Férat, gravés par Barbant, Paris, Bibliothèque d’Education et de recréation, J. Hetzel et Cie, 1928. Les fragments extraits de l’original ou des différentes retraductions roumaines seront signalés à même le texte, selon l’année de la publication, suivie du numéro de la page.
7. « – Da, murmură Pencroff. El era un bărbat, un bărbat adevărat! – Era… spuse Harbert. Oare nu mai speri să-l revezi niciodată? – Să mă ferească Dumnezeu! răspunse marinarul. (1979 : 45).
8. « – Da ! murmură Pencroff. Era un om în toată puterea cuvântului ! – Era ?… întrebă Harbert. Ai pierdut oare nădejdea să-l mai vezi vreodată ?
Nu, îngăimă marinarul » (1953 : 53). (nous soulignons).
9. « Repose en paix » (notre rétrotraduction).
10. « Que son âme soit tranquille » (notre rétrotraduction).
11. « Que Dieu reçoive son âme ! » (notre rétrotraduction).
12. « Cette théorie ne correspond pas aux dernières dates de la science moderne. Selon la théorie cosmogonique de l’académicien soviétique O. S. Schmidt, les planètes et la Terre se sont formées il y a quelques milliards d’années par la réunion de particules froides et de gazes, qui se trouvaient alors autour du soleil. […] La Terre continuera pendant des milliards et des milliards d’années son parcours autour su soleil, jusqu’à ce que celui-ci, après bien des milliards d’années, épuise ses sources d’énergie atomique, qui sont à l’origine de sa chaleur et de sa lumière. (N.E.)». (notre traduction).
13. « Les gisements de charbon » (notre rétrotraduction, nous soulignons).
14. « Cent mille ouvriers en 1870 et, bien sûr, parlant seulement de l’Amérique de Nord (N.d.T) » (notre traduction)
15. Cf. http://www.clujeanul.ro/articol/ziar/cluj/eternul-jules-verne/5403/10/ (notre traduction)
16. Notre traduction.
17. Nous soulignons.
18. « Bibliographie scolaire et Littérature universelle » (notre traduction)